ZATOICHI MORT OU VIF / Zatôichi senryô-kubi VOSTFR 1964
Un partage signé Yann
Critique de film
L'histoire
Ichi se rend à Itakura pour se recueillir sur la sépulture de Kichiza, qu’il fut amené à tuer deux ans auparavant. Les paysans de la région, accablés par la famine, viennent de réussir à rassembler les mille ryos d’impôts pour leur seigneur. Mais le magot est dérobé. Ichi, qui se trouvait sur les lieux du méfait, est accusé du vol. Le parrain Chuji Kunisada, un ami d’Ichi, est également montré du doigt. Le masseur aveugle promet de retrouver l’argent et de disculper le nom de Chuji. Ichi va se trouver confronté à un gang rival et à Monji, un intendant corrompu, ainsi qu’à un redoutable ronin à l’origine du crime, Jushiro, expert dans le maniement du fouet. Il va également rencontrer la sœur de Kichiza, qui d’ennemie va devenir son alliée.
Analyse et critique
Kazuo Ikehiro ouvre le film sur une séquence d’une beauté à couper le souffle. Sur un fond noir, rappelant une scène de théâtre kabuki, des silhouettes de combattants se détachent et forment un ballet somptueux. Katsu semble danser, envahissant l’écran de ses arabesques martiales. Il impressionne littéralement la pellicule, comme il marque de son empreinte indélébile une saga dont il est devenu l’épicentre. Si la série jusqu’ici était portée par des réalisateurs qui imprimaient leur univers à celui de Zatoichi, dès l’épisode précédent Katsu en assume seul l’unité. Peu à l’aise dans Zatoichi on the Road, il prend ici son envol et il est évident que sous sa houlette la pérennité de la saga est garantie. Le récit, sous l’influence de deux nouveaux auteurs (Shozabura Asai, également scénariste des épisodes 7, 9 et 11 et Akikazu Ota, dont la carrière se résumera quasiment à un poste d’assistant réalisateur sur Zatoichi contre Yojimbo), s’éloigne de la trame habituelle de la série, ni matatabi no mono ni ninkyo-eiga.
Alors qu’un vagabond est souvent reçu avec méfiance, Ichi découvre des villageois accueillants qui l’invitent immédiatement à se joindre à leur fête improvisée. Alors qu’un aveugle est souvent moqué, ils ne font pas cas de son handicap. Les langues se délient, et les paysans dénigrent le daymio (seigneur) qui les saigne malgré la famine endémique, vilipendent les yakuzas qui les rackettent. Ichi semble avoir trouvé une famille et se range tout naturellement du côté du peuple. Mais le repos est de courte durée. Les villageois qui transportent l’impôt sont attaqués par trois ronins qui volent le butin. Scène magnifique qui voit les mercenaires poursuivant les villageois être accompagnés dans leur avancée par un nuage porteur de lourdes menaces. La nature même semble être le témoin du crime perpétré, crime contre les plus faibles, contre ceux qui essayent vainement d’arracher leur nourriture à une terre aride et qui voient les vautours s’acharner sur leurs maigres profits. Par un concours de circonstance malheureux, Ichi va être accusé d’avoir volé la taille. Ce sont ses liens avec les yakusas qui le désignent naturellement comme un coupable parfait, et son statut de paria, de vagabond et d’aveugle, remonte soudainement à la surface. Le passé resurgit et rattrape Ichi, soudainement brutalisé par ceux qui semblaient si compréhensifs et généreux un instant auparavant. L’homme n’est qu’homme et la solidarité, l’amitié, disparaissent aussi vite que les nuages s’amoncellent sur la plaine. Ichi s’excuse, essaye de s’expliquer, mais lorsque l’un des villageois le traite « d’aveugle de mes deux », il se lève tel un géant, et la haine de l’humanité toute entière luit dans son regard. Il faut l’intervention de la sœur de Kichiza pour apaiser cette furie naissante, et pour qu’il s’excuse de nouveau devant ces paysans pétrifiés par la crainte de ne pouvoir rassembler une deuxième fois la taille. Ichi comprend que dans la peur, tous les humains se ressemblent, que la haine explose et qu’il faut savoir pardonner. Il y a un deuxième protagoniste dans l’histoire qui d’ami du peuple devient personnage haï et recherché. Il s’agit de Chuji Kunisada (interprété par Shogo Shimada ), parrain quasiment vénéré par Ichi et que le masseur aveugle va tenter de disculper. Chuji est un célèbre bandit redresseur de torts, l’un des justiciers fétiches du cinéma japonais des années 20 et 30. Ce « Robin des Bois » était en total décalage avec l’image classique du ronin, venant en aide aux faibles et aux opprimés. Aussi lorsque le drame survient, un tel personnage ne peut qu’inquiéter et dérouter. Etre hors norme en temps de crise, même si c’est pour la bonne cause, ne peut qu’amener le soupçon et le courroux de ceux que l’on a pourtant aidés.
Ichi va voler au secours de cette légende. Chuji est, à la fin de son parcours, replié dans les montagnes, accusé à tort par les villageois, abandonné ou trahi par ses fidèles qui en viennent à voler pour eux et non plus pour le peuple. Il y a comme un passage de flambeau entre le personnage historique et le personnage fictionnel qu’incarne Zatoichi. La légende demande à Ichi de défendre les villageois et de les venger, de prendre le relais d’un vie consacrée à la justice. C’est une sorte d’adoubement, une tentative de faire de Zatoichi un personnage réel, historique, d’en renforcer la légende en l’habillant de réel.
Cette empreinte du réel se retrouve par un ancrage inédit de la saga dans un contexte historique précis. Ichi pour la première fois prend part aux relations sociales entre les simples gens et les régnants. Il y a à l’œuvre une vraie critique du japon féodal, de sa corruption, de la tyrannie qu’il exerce envers le peuple, à l’instar des films de Misumi, Kurosawa ou Kobayashi. Un portrait réaliste de la société de l’époque marquée par la famine et l’asservissement des plus faibles. Ichi ne s’oppose plus seulement à ses condisciples, les yakuzas, mais va prendre part à lutte des opprimés, s’opposant aussi bien aux samouraïs qu’au seigneur et à l’intendant, représentants des castes dirigeantes de l’ère Edo. Tous sont liés par l’avidité, prêts à assassiner, torturer, manipuler dans le seul but d’engranger toujours plus d’argent et d’étendre leur pouvoir. Ichi ne se contente plus d’appliquer sa justice à ses pairs, mais se fait le porte-parole du peuple. Le titre anglais The Life and Opinion of Masseur Ichi est très éloquent. Ichi condamne ce monde « Aveuglé par l’argent », avant d’ajouter : «je n’aime pas les voyants ». Car s’il admire Chuji, et même s’il donne tout son argent à la sœur de Kichiza pour offrir une tombe à son frère, Ichi ne prendra pas sa suite, ne revêtira pas les habits de « Robin des bois », et continuera sa route de justicier solitaire. Ichi est un être qui se sent exclu de la société des hommes à cause de son handicap. Il préfère marcher en bordure de ce monde.
La mise en scène de Kazuo Ikehiro (qui réalisera trois autres épisodes de Zatoichi, et participe à d’autres grandes sagas telles Nemuri Kyoshio et les trois premiers Trail of Blood) est, à l’image de l’ouverture, très audacieuse : plongées et contre-plongées très accentuées, ralentis, sons hyperboliques, surimpressions et panoramiques ultra rapides. Cette dernière figure est particulièrement pertinente dans la scène où la nouvelle du vol se répand de villageois en villageois. La caméra panotte alors de manière fugace d’un groupe à un autre, dessinant des points cardinaux et montrant par là la rapidité de la rumeur qui s’étend dans toute la région. Il faut dire que le cinéaste est épaulé par l’immense Kazuo Miyagama, peut-être le plus grand directeur de la photo japonais, collaborateur de Kurosawa, Mizoguchi ou encore Kon Ichikawa. Il collabore ici pour la première fois à la saga, et deviendra un élément incontournable de la réussite graphique de Zatoichi en en signant encore par cinq fois la photo. Miyagama et Ikehiro utilisent à merveille les décors naturels, comme ces hautes futées et ces troncs d’arbres qui transforment la montagne, jusqu’ici protection de Chuji, en véritable prison. Les scènes de nuit sont d’une beauté renversante, une constante du chef opérateur qui sait sans autre pareil leur donner une profondeur et une densité incroyable, jouant aussi bien sur une inquiétude diffuse que sur un sentiment d’apaisement mélancolique. La partition de Saito Ichiro est également une grande réussite, qui sait se faire flamboyante lorsqu’elle accompagne une armée courant dans la nuit, fleuve de lumière perçant une insondable obscurité.
Katsu retrouve de nouveau son frère Tomisaburo Wakayama dans le rôle de Jushiro. Leur duel est un sommet de la série. En parfaite osmose, les deux acteurs esquissent du brillant de leurs lames, dégainées à une vitesse incroyable, une peinture de mort saisissante. Ce sont leurs prouesses martiales à elles seules qui parviennent à nous captiver, car malheureusement Ikehiro ne brille pas dans la représentation des combats, souvent filmés de loin, sans véritable découpage. Le réalisateur laisse cependant entrevoir lors d’une violente tuerie ce qu’il aurait pu apporter aux joutes martiales. Un rapide travelling latéral nous fait suivre de manière implacable l’avancée d’Ichi au milieu d’une dizaine de combattants, appuyant sa force et sa férocité de guerrier. Cette férocité est également renforcée par l’apparition dans la série d’effusions de sang, à la fois volonté de réalisme et représentation exacerbée de la violence des combats. On retrouve cette volonté de heurter le spectateur dans la cruauté de scènes de torture. Après un cinquième épisode assagi, anecdotique, il y a une farouche volonté de revenir à un cinéma plus viscéral, plus choquant, plus sombre. La tragédie baigne le film, souvent portée par les combats, comme celui où les hommes de Chuji se sacrifient un à un pour sauver leur chef. Cette noirceur va dorénavant nimber toute la saga et le personnage d’Ichi va s’enfoncer de plus en plus dans une nuit sans fin.